LE PROJET
Étudier les rouages de l’ennemisation et les transformations contemporaines de la conflictualité
Ce projet part du constat, largement partagé, d’une tendance contemporaine au brouillage croissant des situations conflictuelles, à l’intensification de l’engagement de la violence et au relâchement des cadres supposés conditionner son usage légitime, et plus largement au resserrage des pratiques de contrôle et de coercition au nom de la transformation de menaces qui rendraient graduellement ineffectifs – et peut-être inopérants – les dispositifs supposés les juguler.
C’est cette tendance que l’on se propose d’interroger en enquêtant, dans une perspective à la fois historique et sociologique, sur la relation des sociétés à la menace. Il s’agit de se donner pour objets ces circonstances où l’émergence de cette figure pathologique, au sens durkheimien, de l’*ennemi intérieur* signale le débordement du cadre existant de résolution des conflits, et vient singulièrement mettre à mal la distinction référente entre deux ordres de violence, l’ordre extérieur, celui de la guerre ; et l’ordre intérieur, celui du crime – et avec elle l’ensemble des dispositifs juridiques, institutionnels et pratiques qui en découlent.
Ces situations recouvrent un grand nombre d’expériences historiques, *a priori* irréductibles et incommensurables, et d’autant plus difficiles à circonscrire que leurs qualifications sont presque toujours elles-mêmes enjeux de lutte entre les acteurs impliqués. Et de fait, on ne compte plus les « rebelles », « bandits » « séditieux, « subversifs » – aujourd’hui « séparatistes » – et, depuis maintenant plus d’un siècle, presque toujours « terroristes », ayant momentanément incarné la figure de l’ennemi au cours des deux derniers siècles.
C’est justement l’ambition de cette entreprise collective que de rapprocher ces situations conflictuelles, à raison de ce qu’elles engagent : ces configurations « intermédiaires » recouvrent l’essentiel des situations historiques ayant frontalement remis en cause les cadres politiques supposés référents des sociétés contemporaines. C’est à cette histoire, encore très mal connue, qu’est consacrée ce projet de recherches, afin de comprendre comment les sociétés ont fait face et au prix de quelles transformations. Et ainsi contribuer à éclairer notre présent.
Les axes du projet
Ce sont ces conjonctures que les membres de l’équipe travaillent, autour de trois axes :
01. ENNEMISATION
Comment se radicalisent l’adversité, et comment des situations d’hostilité prennent corps en s’articulant à des fractures sociales et politiques ?
Le premier axe porte sur le processus d’« ennemisation » : le processus par lequel prend corps, puis se cristallise un dispositif d’hostilité. Il s’agira, dans chaque cas étudié, de déployer l’écheveau des contextes sociaux et politiques sous-jacents, des discours et des systèmes de représentations - de « race », d’ethnie, de classe, d’âge, de sexualité ou de genre. Cela demande également de retracer précisément les mécanismes de la radicalisation de l’adversité. Il s’agit alors d’identifier les points de rupture qui produisent le passage du statut d’adversaire à celui d’ennemi, sans perdre de vue les incertitudes caractéristiques de ces situations.
02. TRANSFORMATION
Quelles transformations ces conflits engendrent-ils dans les relations sociales, les pratiques politiques, les institutions et le droit ?
Le deuxième axe est consacré aux transformations qu’engendrent ce changement de configuration. Comment, notamment lors d’éventuelles controverses, se transforment les pratiques politiques, les comportements des adversaires, et l’attitude d’autres groupes sociaux ? Quels sont les multiples réagencements que traversent les institutions, en particulier judiciaires, policières et militaires, donnant parfois lieu à à la constitution d’organes, de savoirs et de savoir-faire spécifiquement dédiés au contrôle et à la répression des « hostiles » ? Il s’agit enfin d’étudier les transformations du droit, en réinterrogeant les notions d’urgence et d’exception pour déplacer le regard vers l’inscription durable de normes spécifiques dans le droit constitutionnel et le droit pénal.
03. INSTITUTIONALISATION
Que reste-t-il une fois que le contexte s’apaise, que la menace se dissout, que la conjoncture critique se referme, au moins temporairement ?
Le troisième axe est dédié à deux questions largement ignorées. Comment ces situations se dénouent-elles ? Qu’en reste-t-il, une fois que le contexte s’apaise, voireque la crise se termine ? Répondre à ces deux questions nous amène à enquêter sur ce qu’il advient des arrangements consentis dans l’ordre normatif, des administrations impliquées dans la lutte, des savoirs accumulés, ou des professionnels désormais aguerris. Il s’agit alors de souligner comment les pratiques politiques et les relations sociales sont durablement affectées, mais aussi et surtout comments ces héritages peuvent être réactivés lors de crises ultérieures, contre les mêmes ennemis ou contre d’autres antagonistes. C’est la question de l’institutionnalisation du gouvernement de la menace, donc de son histoire, qui est ici posée.